1985 – Le Monde – Pourquoi la batellerie espère un canal entre bassins

1985. Au début de la décennie, le ralentissement économique généralisé s'ajoute à la longue crise du transport fluvial. Le Monde du 8 janvier 1985 donne la mesure du déclin. On est passé de plus de 11 milliards de tonnes-kilomètres en 1981 à 8,8 milliards en 1984. Les causes profondes de cette glissade sont décrites par Jacques Trorial, président du Comité des armateurs fluviaux et président du conseil d'administration du port autonome de Paris, cité dans l'article.

« Le marché des matériaux de construction est proche de l'étiage, compte tenu de l'état de l'immobilier, notamment dans la région d'Île-de-France, analyse M. Trorial. Le charbon est dans la situation qu'on vient de voir. Le trafic d'hydrocarbures ne reprendra pas. Seul de nos grands marchés de pondéreux, celui des céréales nous a permis de limiter les dégâts en raison de l'exceptionnelle récolte céréalière de 1984. Les marchés d'avenir, ce sont les denrées alimentaires, les produits métallurgiques (tôles, câbles), les engrais et les produits chimiques. Malheureusement, ils ne représentent pas des tonnages très importants. »

Avec l'atout du prix – 18,7 centimes par t.km contre 25,8 pour le rail et 97 pour la route – le fluvial pourrait mieux faire. Au chapitre des maux qui handicapent le secteur, l'article déplore le réseau en cul-de-sac, la baisse des crédits à la voie d'eau (divisés par quatre depuis 1962), la concurrence déloyale de la SNCF, qui casse les prix sur les destinations mouillées et se rattrape sur les autres, le système du tour de rôle. Moins attendue, la confrontation des points de vue du représentant des grands armateurs, Jacques Trorial, et de celui des artisans, Achille Delasalle, révèle les conflits plus ou moins ouverts qui traversent la profession. Selon M. Trorial, les artisans s'appuient sur des réglementations dépassées pour monopoliser l'acheminement des céréales.

« Les armateurs fluviaux sont exaspérés de voir réservé aux artisans l'acheminement des céréales. Ils enragent de devoir abandonner une part du transport du charbon pour permettre aux petits bateliers de survivre. En clair, on nous dit : Partagez votre charbon, je conserve mes céréales. »

Et surtout, le représentant des armateurs déplore l'excès d'offre des petites entreprises, dont les gros bateaux sont confinés au bassin de la Seine. C'est à leur tour de déchirer de la coque – de détruire des bateaux excédentaires, affirme-t-il. Côté artisans, M. Delasalle réplique :

« Le trafic des compagnies est en régression absolue à cause de la disparition du charbon. Elles se tournent donc vers le marché des céréales que nous, artisans, traitons intégralement. Si leur tentative réussissait, la moitié d'entre nous pourrait se retrouver au chômage. Nous négocions, car nous redoutons que la SNCF et les compagnies s'entendent sur notre dos. En ce qui concerne les petites flottes, il est paradoxal de voir les mêmes compagnies qui leur ont vendu le matériel de grand gabarit dont elles ne voulaient plus nous dire : ce parc de péniches excédentaire appartient à l'artisanat, c'est donc à vous de supprimer de la cale. »

À la lecture de ces débats, on peut comprendre qu'une partie de la profession voie dans les liaisons fluviales entre bassins une forme de salut. Élargies au gabarit des plus grosses unités, semble-t-on croire, elles permettraient d'aller vers d'autres marchés, de fuir la crise. Ce serait pourtant faire fi des causes structurelles évoquées plus haut. Les réglementations vieillottes, le déclin du charbon, s'imposaient partout, entre Méditerranée et Dunkerquois.