1994 – Le Monde – Coup d'accélérateur pour Rhin-Rhône

L'année 1993, difficile pour l'économie française, est marquée par une récession. Le gouvernement laisse alors filer le déficit pour amortir le choc. Les années qui suivent voient une reprise s'affermir progressivement. Est-ce une occasion à saisir pour les partisans du canal ?

Raymond Barre, nouveau président de l'association Mer du Nord-Méditerranée, souhaite que la liaison soit achevée, si besoin avec des financements européens (Le Monde du 19 février 1994). Il réaffirme qu'EDF pourrait financer la construction en rachetant à un prix majoré l'électricité des barrages du Rhône à la CNR. Avec 13 millions de tonnes de trafic en 2010, le canal aurait une rentabilité économique de l'ordre de 10 %, avance l'ancien Premier ministre. Le chiffre est repris par Daniel Hoeffel, le ministre délégué à l'aménagement du territoire, au congrès Eurofleuves 2000, organisé au mois d'avril 1994. Là, plusieurs personnalités prennent fait et cause pour le grand canal.

« Alors, ils se sont tous mobilisés derrière Jacques Mouchard, président d'Eurofleuves : chambres de commerce et ports, armateurs et artisans ; Voies navigables de France et Compagnie nationale du Rhône ; loueurs de house-boats et entrepreneurs en matériaux de construction ; Raymond Barre, président de l'association Mer du Nord-Méditerranée, et Roland Nungesser, président RPR du groupe parlementaire de la navigation fluviale ; René Beaumont, président UDF de la commission transports de l'Association des présidents de conseils généraux, et Jean-François Poncet, président UDF de la commission des affaires économiques du Sénat. Il n'est pas jusqu'à Gérard d'Aboville, le rameur émérite qui préside le Conseil supérieur de la navigation de plaisance, et Raymond Lacombe, président d'honneur de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, qui ne soient venus plaider pour une revalorisation du transport fluvial à l'occasion du congrès "Eurofleuves 2000", organisé les 26 et 27 avril. Les professionnels de la voie d'eau ont adopté à l'unanimité une motion demandant qu'une "juste répartition du produit de la vente d'électricité" permette à la Compagnie nationale du Rhône (CNR) d’œuvrer dans ce sens. En tout cas, ont dit les congressistes, peu importe qui du projet Rhin-Rhône ou du projet Seine-Nord sera réalisé le premier : il est d'abord urgent de se souvenir que l’État Allemand mise 3 milliards de francs par an dans ses voies d'eau quand la France dépense 94 millions de francs pour les siennes. »

La rente du Rhône

L'idée de financer le chantier de la liaison Rhin-Rhône par l'hydroélectricité des barrages du Rhône est également défendue par la CNR, l'établissement public chargé de la réalisation des travaux et qui exploite les barrages. Son président, Jacques Bonnot, donne un entretien à Martine Laronche dans Le Monde daté du 10 novembre. Selon lui, la relation avec EDF n'est pas équitable.

« La loi de 1921 définissait en effet les principes d'aménagement du Rhône notamment celui de son financement par la production hydroélectrique. Celle de 1980 étendait cette mission à la liaison Rhin-Rhône. Mais tout avait basculé en 1959. À cette époque, il me semble que l'Etat français et EDF ont arrêté une politique d'investissement énergétique privilégiant la production thermique (fioul) puis le nucléaire au détriment de l'hydroélectricité. Une nouvelle convention a prévu que la CNR mette à disposition son électricité quasiment à prix coûtant. C'est à partir de là que la CNR a perdu toute autonomie financière. Par ailleurs, la charge de nos emprunts diminuant, l'avantage financier d'EDF augmente. EDF a profité de la CNR en ignorant l'esprit de la loi. Si on était resté sur des dispositions antérieures, la CNR aurait pu financer Rhin-Rhône. »

Le différend avec EDF porte aussi sur le coût de la liaison, que des études évaluent à 17,2 milliards de francs (1992), chiffre qu'EDF souhaiterait voir actualisé. Aux objections sur la faible rentabilité de cet investissement, Bonnot oppose une étude récente de NEA et Sogelerc.

« On sait très bien aujourd'hui qu'aucune infrastructure de transport de marchandises, qu'il s'agisse de la route du fer ou de la voie d'eau n'est rentable d'un point de vue strictement financier. Une étude, réalisée par un bureau néerlandais, NEA et un bureau d'études français, Sogelerc, à la demande du gouvernement, montre toutefois que le trafic sur Rhin-Rhône ne sera pas négligeable et devrait atteindre quelque 13 millions de tonnes par an. Ces études démontrent que Rhin-Rhône est une liaison d'envergure européenne qui ne devrait pas être réduite à sa seule dimension nationale. »

La polémique NEA

Sur cette nouvelle étude, un autre article du Monde de ce 10 novembre nous en apprend un peu plus :

« L'Observatoire public s'était-il montré par trop pessimiste ? Il faut le croire, si l'on en juge d'après les résultats d'un nouveau travail prospectif confié par la Compagnie nationale du Rhône (CNR) au bureau néerlandais NEA pour ce qui concerne l'évaluation du trafic, et au bureau français SOGELERG- Ingénierie pour l'étude de rentabilité, sur instructions du ministère des transports. La voie navigable projetée, permettant le passage d'automoteurs de 1 500 à 2 000 tonnes et de convois poussés de 4 400 tonnes, pourrait voir transiter annuellement, à l'horizon 2010, entre 13 et 14 millions de tonnes de marchandises, affirme aujourd'hui la CNR. Celle-ci entoure toutefois d'une certaine prudence ces prévisions. Elle se fonde sur des hypothèses de "gisement de trafic", puis de "trafic fluvialisable", enfin de "trafic fluvialisé", établies par le cabinet néerlandais, qu'elle majore en misant sur un regain d'intérêt des chargeurs pour ce mode de transport. L'opérateur place également ses espoirs dans le développement du transport en conteneurs, propre à diversifier la nature du fret acheminé par voie d'eau, traditionnellement réservée aux "pondéreux", comme les matériaux de construction ou les céréales. »

Certains se félicitent l'orientation qui semble prise, comme Office interconsulaire des transports et des communication du Sud-Est. D'autres, comme Alain Bonnafous, soupçonnent une manipulation.

« S'exprimant à titre privé, le professeur Alain Bonnafous, vice-président du Conseil national des transports, juge "totalement fantaisistes" les prévisions de trafic avancées par la CNR. Il s'étonne, en outre, qu'"une décision ait été prise en fonction d'une étude réalisée par un bureau privé, commandée par un organisme, la CNR, dont la survie dépend de cette opération, plutôt que de l'étude réalisée par un service public, l'OEST, qui concluait à une rentabilité déplorable". »

Tous les élus des régions concernées ne sont pas sur la même longueur d'onde.

« Certes, la plupart considèrent d'un oeil plutôt favorable la mise en chantier du "maillon manquant" de l'axe navigable Mer du Nord-Méditerranée. À commencer par les élus marseillais, qui, toutes tendances confondues, espèrent voir le port phocéen étendre son "hinterland" et devenir le pendant, au sud, de ce qu'est le port de Rotterdam au nord. Mais la région Rhône-Alpes, pour sa part, est nettement plus réservée. Son schéma d'aménagement et de développement, approuvé à l'automne 1992, n'a pas retenu parmi ses priorités la liaison fluviale, mais a privilégié une desserte Rhin-Rhône par TGV. »

La SORELIF, pourquoi faire ?

En octobre de cette année 1994, les sénateurs débattent d'un texte sur l'aménagement du territoire, dit « loi Pasqua », du nom du ministre de l'Intérieur d'alors. Elle prescrit la création d'une entreprise commune entre EDF et la CNR, la SORELIF, pour exercer la maîtrise d'ouvrage du projet. Selon la loi, les travaux devraient être terminés en 2010 au plus tard. Ce volontarisme affiché ne convainc pas tous les sénateurs. Gérard Courtois rapporte des échanges et des non-dits :

« Plusieurs sénateurs ont cependant exprimé des réserves et tenté de s'opposer au texte du gouvernement, non pas sur l'idée de réaliser, enfin, le canal Rhin-Rhône, mais sur les modalités proposées. Pierre Schiélé (Union centriste, Haut-Rhin), en particulier, s'est élevé contre un dispositif "hasardeux et dangereux" et s'est insurgé contre le retrait à la Compagnie nationale du Rhône d'une partie de ses prérogatives. "Pourquoi modifier cette structure opérationnelle, dont l'expérience est indiscutable ? Pourquoi cette précipitation du gouvernement ?", a-t-il lancé à un Charles Pasqua obstinément muet. La gauche, également, a dénoncé l'initiative du gouvernement. René Régnault (PS, Côtes-d'Armor) s'est inquiété de l'"incidence" de la participation d'EDF sur le prix de l'électricité pour les usagers. Yvan Renar (PCF, Nord) a dit redouter, lui aussi, l'augmentation des factures d'électricité et a dénoncé le "désengagement de l’État." »

Quant à EDF, elle conteste la disposition dans la loi qui fait d'elle le bailleur de fonds du projet ainsi que les chiffres avancés par le gouvernement pour le coût du chantier, comme on l'apprend dans un article du 9 novembre.

« Mais, l'entreprise publique, qui affirme "ne pas avoir été associée à cette décision politique, ni même consultée", risque de traîner les pieds. Elle craint que le coût du canal Rhin-Rhône, estimé à 17,2 milliards de francs, ne soit plus élevé que prévu et souhaiterait "vérifier" ce chiffre en procédant à ses propres études. Elle souhaite également savoir quelles seront les contributions des collectivités locales, de l'Union européenne et enfin de l'Etat, à travers le fonds pour les transports qui sera, lui-même, alimenté par une taxe prélevée sur l'énergie hydro-électrique. »